Épisodes d’un jeune réfugié - juillet 1942 – octobre 1944

Charles KIEVITCH

Annexe à la conférence de Madame Monique Lagard du 22 octobre 2008

Depuis très longtemps, je pensais mettre par écrit quelques souvenirs datant de juillet 1942 à fin 1945. Cette époque où il n’était pas recommandé de circuler dans la rue avec une étoile jaune sur sa veste. La rafle du Vel-d’Hiv  venait d’avoir lieu. Que de drames, que de pleurs, que de suicides pour échapper à la police française.
J’habitais alors chez mes parents à Boulogne-Billancourt, j’avais juste 20 ans et je travaillais chez un cordonnier, Monsieur Monachon, qui m’avait installé un petit atelier dans son grenier où je dormais également.
Mon ancien patron, Monsieur Barrier, ayant eu connaissance du drame qui se déroulait a réussi à me prévenir en me demandant de prendre mon vélo, et de me rendre au plus tôt chez lui, à Olivet, près d’Orléans. Le jour même, j’ai pris la route en évitant la nationale 10, passant par Dourdan, Étampes et la D 97. Je suis arrivé le soir même à son domicile après être resté dans un fossé, avec une crampe atroce dans le mollet, évitant le moindre mouvement  et serrant les dents car il passait, à cet instant sur la route une patrouille allemande.
Monsieur Barrier avait pour moi une certaine estime car je lui avais rapporté, en tant qu’apprenti, le premier prix à l’examen de l’École Boulle dans la section « tapissier décorateur ». C’était un homme extraordinaire. Après quelques jours de repos chez lui, bien à l’abri, il m’a fait passer la ligne de démarcation à Vierzon dans des conditions scabreuses. D’abord arrêt dans un café La Boule d’Or où il commande deux verres de vin blanc !! Le patron nous sert du rosé ! Et il nous indique les W-C derrière la cuisine ! À ce moment précis, un peloton allemand passe dans la rue, tenant une jeune fille en joue.
Voilà pourquoi ce vin blanc transformé en rosé était un mot de passe qui signifiait un certain danger, et s’il nous avait servi du vin rouge, cela voulait dire que la traversée du Cher était impossible, ce que nous avons fait ensuite. La jeune fille nous a peut-être sauvés. Elle ou nous ? Une inconnue ? Peut-être Juive ? Paix à ses cendres…
Nous avons donc traversé le Cher, le vélo au-dessus de la tête et de l’eau à mi-corps. Vu le dévouement de Monsieur Barrier, jamais je n’oublierai cet homme qui a pris un risque énorme deux fois, puisqu’il devait faire le chemin du retour. ENFIN, J’ÉTAIS EN ZONE LIBRE.
Alors, pédalant dur, j’ai continué seul ma route, en vélo vers Nègrepelisse, petit village à 15 km de Montauban où je devais retrouver mon frère aîné Pierre qui m’y attendait. Ce voyage j’ai pu le faire sans problème, grâce à la carte d’identité que m’avait prêtée mon camarade d’enfance : Gilbert Kerhervé. Je lui dois beaucoup. Il est venu me voir à Nègrepelisse en 1943. Pour ne pas partir en Allemagne il s’était engagé dans la Garde Républicaine à Paris.

Une autre vie se présentait
Quelques jours en compagnie de mon frère Pierre dont la femme et ses deux très jeunes enfants devaient arriver « par leurs propres moyens », surtout avec l’aide de mon autre frère Maurice, habitant Capbreton, j’ai rapidement fait la connaissance de la famille Padié, des cultivateurs qui avaient trois enfants de mon âge. Nous avons, rapidement, été en bons termes et sommes devenus d’excellents camarades. Il y avait : Aimé, l’aîné, René et Pierrot. Tous les trois très sympathiques.
De suite, René s’est occupé de moi pour me trouver du travail et, sans attendre, je me suis fait embaucher par le patron de la batteuse. Moi qui arrivais de Paris, il a fallu que je comprenne leur patois et me mette à la page des travaux, ce qui a été vite fait. La batteuse allait chez deux fermiers par jour, et ce travail a duré environ trois semaines. Immédiatement j’ai été accepté par tous les paysans, sans me rendre compte qu’il fallait ingurgiter deux repas pantagruéliques par jour, plus les casse-croûtes.
Arrivant de Paris où le régime rutabaga battait son plein, pas de pain, pas de viande, pas de beurre, enfin rien, voilà que brutalement je me trouve devant des tables surchargées de nourriture trop riche pour un estomac habitué aux restrictions et aux tickets de toutes sortes. Ce qui devait arriver arriva ! Une superbe crise de furonculose avec sept clous dans le cou que je ne pouvais pas soigner moi-même. C’est une belle-sœur de mon frère Pierre qui a fait l’infirmière. Merci Cécile.
Le dépiquage terminé, il me fallait trouver un autre emploi. Mon ami René m’a suggéré d’aller vendanger dans la région de Villaudric, Bouloc, Fronton, vers Toulouse où, pendant trois semaines, j’ai mené une vie tranquille en portant la hotte de raisins sans difficulté, car il faut dire que j’étais assez fort pour le faire. Là aussi les gens étaient très agréables avec moi, ceux de Villaudric voulaient me garder chez eux mais j’ai préféré revenir à Nègrepelisse.
Me voilà revenu à la case départ à Nègrepelisse. Dès ce retour, François Padié, le père, m’a trouvé un autre emploi pour soigner les bêtes chez un aveyronnais. Je n’y suis resté que deux ou trois jours. Le régime alimentaire ressemblait trop à celui de Paris, les tickets en moins. Les bonnes habitudes se prennent vite.
Nous étions fin octobre 1942. Étant parti de Paris avec 2500 F je me retrouvais toujours avec la même somme, ayant été nourri, logé, blanchi par ceux qui m’employaient et aussi payé lors des vendanges. D’ailleurs, lorsque je suis revenu en 1945 chez mes parents, j’avais encore le même pécule sur moi.

La vie était belle et je mangeais à ma faim.
Après avoir bricolé pendant un mois chez mon frère, chez Padié et chez un autre cultivateur à Nègrepelisse, un nouveau métayer, vers Monclar, cherchait un domestique. Il occupait une ferme, à côté de celle de la famille Païssot, des cousins des Padié. Je parlerai des Païssot un peu plus loin car, j’ai beaucoup de choses à dire sur ces gens extraordinaires et qui furent, pour moi, le point de départ d’une vie heureuse comme dans une véritable famille unie.
Donc me voilà valet de ferme chez les Rodriguez, au lieu-dit les Farguettes. Ces gens étaient très pauvres, arrivant d’Espagne sans un sou et aucune avance en nourriture. Le matin, un bol de lait avec du pain sec, à midi une tranche de pain, du fromage blanc et une pomme, le soir, juste une soupe de légumes avec du pain trempé, quelque fois du saucisson et… une pomme !…
Dans la journée, il fallait travailler très dur, nous étions en pleine période des labours avec un brabant, une paire de vaches et une paire de bœufs. Nous partions dès le lever du jour, après avoir soigné le bétail à l’étable pour ne revenir souvent que le soir, et, à nouveau s’occuper de l’étable. Ces gens parlaient à peine le français, ce n’était pas la joie avec l’estomac vide. Pour arranger le tout, je couchais dans une petite chambre glaciale.
C’est à ce moment précis que la « Mémée Païssot » arrive à brûle pourpoint dans mon existence. Elle gardait ses oies et ses moutons. Me voyant travailler dans un champ, venant vers moi, elle me dit textuellement : « tu dois avoir froid, la nuit, dans ta chambre. Viens ce soir à la ferme, je te donnerai un édredon ! » Miracle, j’en avais les larmes aux yeux. Ce n’est pas tout, le soir venu, après le travail, j’arrive l’estomac vide chez les Païssot. Que vois-je sur la table avec 6 ou 7 personnes autour ? une montagne de carcasses d’oies rôties d’où se dégageait une odeur, comment dire… Je vous laisse deviner ! La Mémée me voyant les yeux rivés sur ce plat miraculeux, me dit : « Prends une chaise, et mange. » 65 ans après, je déguste encore ce plat princier. Le repas terminé j’ai passé une nuit merveilleuse, bien au chaud.
Et puis, il y avait « Pépinasse », le mari de Mémée, le maître à bord, gentil comme tout, piquant
ses petites colères à l’occasion d’un rien, avec qui j’ai tout de suite sympathisé. En dehors de son travail de fermier, il s’occupait de faire la monte avec deux ou trois ânes et deux chevaux, je crois.
Alors, tout heureux de vivre parmi ces gens, je passais mes moments de liberté chez eux en leur réparant des chaussures et même un ou deux fauteuils. Ils avaient perdu un fils de mon âge quelques années auparavant, est-ce la raison pour laquelle ils étaient aux petits soins à mon égard ? Je l’ignore.
Nous étions le 11 novembre 1942. Les Allemands envahissaient la zone libre. Tout allait recommencer. Repartir à zéro. Pourtant je ne faisais aucun mal. Alors, pourquoi la chasse à l’homme devait-elle reprendre ? Je n’y comprenais plus rien. Un seul but subsistait …

Sauver sa peau
Oui, je voulais sauver ma peau et rester parmi ces gens. Je n’étais pas le seul à me cacher chez les Païssot, il y avait deux couples d’Espagnols qui habitaient aussi la ferme, mais surtout un autre couple qu’on appelait par le nom de la femme, M. et Mme Delorme. En fait, lui était allemand et recherché par la Gestapo depuis 1933, étant un fervent anti-nazi. Ancien professeur de faculté à Berlin, il a réussi à s’échapper et à faire le chauffeur de taxi à Paris, l’État français lui refusant la pratique de son métier de base, malgré sa capacité de pouvoir parler le Français encore mieux que vous et moi, plus l’Anglais et, bien sûr, l’Allemand. D’ailleurs, il traduisait les trois langues dans tous les sens. De son vrai nom, il s’appelait Wildenger. Il logeait ailleurs avec sa compagne.
J’ai beaucoup fréquenté ce personnage qui, malgré sa répulsion envers l’Allemagne nazie, me donnait des leçons d’Allemand en disant que cela me servirait plus tard. Quel homme ! Un jour, il était dans son jardin, et c’est là que j’ai vu de mes propres yeux, un groupe de soldats allemands, fusils pointés sur lui, le « cueillir » brutalement et le charger dans un camion. Il avait été dénoncé, par qui ? Nous n’avons jamais pu le savoir.
Ce même jour, Monclar de Quercy était envahi par une section de soldats allemands qui ont fait une importante rafle dans la population. On a parlé d’une personne qui était restée 24 heures dans un puits pour se cacher. De mon côté, j’étais à l’orée d’un bois lorsque Mr Wildenger a été pris. Quelques secondes plus tôt j’étais « ramassé », ainsi que mon très cher ami Paul Combal dont je vous parlerai ultérieurement car, cette sombre histoire date de 1944.
Revenons à 1942. Les journées passaient sombrement. Le gros travail occupait tout mon temps. L’hiver était froid. La tristesse m’envahissait. Je pensais à mon père, à ma mère et, me voyant les pieds dans des sabots d’où la paille sortait, je n’avais pas honte d’être ainsi réduit mais quelquefois j’en avais les larmes aux yeux. Pour me consoler, j’allais très souvent, le soir, faire la veillée chez les Païssot où je retrouvais cette chaleur humaine et une température agréable. Le soir le plus mémorable fut celui de Noël.
Il est impossible d’oublier une journée pareille. La Mémée Païssot, me prenant à part, me demanda avec une certaine gêne, si je voulais venir avec eux à la messe de minuit. Elle devait savoir que j’étais juif, mais nous n’en avions jamais parlé. Quelle délicatesse chez cette femme. De ce jour, pour moi, elle était devenue une « Grande Dame ». Oui, je suis allé à la messe de minuit, et pour tout dire, n’ayant jusqu’à ce jour, jamais été dans une synagogue ni dans une église, j’ai prié pour tous les dieux du monde, toutes religions confondues, pour voir s’arrêter la monstruosité que nous subissions. Je n’ai jamais été un croyant convaincu, mais cette Dame me fait dire aujourd’hui, que la plus belle religion est celle des autres du moment qu’elle respecte celle de chacun. Nous étions à l’Église St-Blaise, toute petite église de campagne, et au retour, une bûche énorme nous attendait dans la cheminée, ainsi qu’un repas digne de cette soirée.
MERCI À TOI, MÉMÉE PAÏSSOT

Ce fut un Noël comme jamais je n’en avais connu, mais dès le lendemain le travail reprenait ses droits chez Rodriguez. Étant toujours aussi mal nourri et la chambre aussi glaciale, j’ai préféré revenir vers Nègrepelisse pour y trouver du travail, assez réduit à cette époque de l’année. Il m’était impossible de rester chez les Païssot, ayant déjà deux couples d’espagnols et leur ferme trop près de la route.
À Nègrepelisse, nous avons eu la visite de mon frère Maurice. Ignorant notre condition de vie, il parut tout surpris. Pierre et moi étions encore plus surpris par son attitude. Il n’est resté que peu de temps. La fratrie prenait déjà un mauvais chemin surtout entre mes deux frères. Par la suite ils ne pouvaient plus se « sentir ». Pourtant je crois savoir que c’est Maurice qui s’est débrouillé pour faire passer la ligne de démarcation à la femme de Pierre. Drôle de famille.
De janvier à mars 1943, j’ai trouvé quelques travaux à faire et à m’occuper le plus possible en dehors du village de Nègrepelisse. On y voyait très rarement des Allemands et nous nous tenions sur nos gardes en couchant un jour là et un jour ailleurs. En fait nous n’y allions que pour le strict nécessaire. Ce village était partagé entre deux communautés égales. Moitié protestante, moitié catholique. Ils s’entendaient bien et nous n’avions aucun problème avec eux. Bien au contraire, les jours passaient cahin-caha.
Très souvent j’allais avec mon ami René Padié chez les fermiers du voisinage pour effectuer différents travaux. Il était très agréable et nous nous entendions parfaitement bien, même quelquefois pour faire les imbéciles, ça me changeait. Aujourd’hui, il n’est plus de ce monde mais je corresponds régulièrement avec sa femme Denise.
Traînant ma misère morale sans bien m’en rendre compte, j’ignorais comment la chance allait me combler à nouveau chez des fermiers « super sympas ». Il ne m’a pas fallu longtemps pour reprendre mon entrain coutumier et foncer dans le travail. C’est à croire que j’étais HEUREUX.
Je rentrais comme domestique ou valet de ferme — appelez ça comme vous voulez — chez Subra et Laguille. Les Subra étaient les parents et Laguille, la fille dont le mari était prisonnier. Il y avait aussi la petite-fille Denise avec qui je suis toujours en rapport. Aujourd’hui les Subra sont décédés, leur fille Laguille aussi. Il ne reste que Denise, veuve d’un certain Foissac.

Voilà où j’allais oublier mes soucis.
Au départ tout était parfait. J’étais loin de penser que ces gens seraient aussi bons avec moi. Je ne me souviens pas beaucoup de Denise, la petite fille. La grand-mère et la fille étaient très gentilles, elles l’ont prouvé le jour où je suis tombé malade, ayant reçu un seau d’eau glacée dans le dos. Une imbécillité de la part d’un jeune paysan. Le soir même je me suis couché avec 40° de fièvre. De suite, la grand-mère m’a soigné avec un bol de tisane bouillante contenant deux cachets d’aspirine et plusieurs cuillères de miel. Quelle était cette tisane ? Je n’en sais rien. Il m’a fallu boire le tout dans le lit avec deux édredons sur moi. Le matin tout était trempé. Le matelas, les draps, les couvertures et les édredons sont restés deux jours au soleil avant d’être secs. Je n’avais plus de fièvre mais totalement « flagada ». Je crois être revenu de loin ce jour-là. Depuis cet incident, je suis resté fragile de la gorge. Deux jours après j’étais sur pieds et j’ai repris mon travail comme si de rien n’était.
Oui, bien travailler pour ces gens était tout à fait normal, car leur délicatesse était aussi exemplaire que celle des Padié ou des Païssot. Donc, après ces quelques mois de vague à l’âme, me voilà remonté à la surface d’une vie pourtant si incertaine, si dangereuse. Je ne cherchais pas à gagner de l’argent, seule ma liberté m’inquiétait. J’avais déjà 21 ans et l’adolescence se séparait de mon enfance, de mon insouciance, en laissant dans le fond de mon corps les premiers signes d’un homme responsable de ses décisions.
À vrai dire, je ne me rendais pas encore complètement compte de toute la gravité de la situation, qui petit à petit développait une forme d’inquiétude continuelle dans mon esprit. De là ce tempérament soucieux, inquiet d’un futur incertain que j’ai conservé très longtemps, et qui me poursuit encore au point d’avoir la chair de poule lorsque mes sentiments sont mis à l’épreuve.
Revenons chez les Subra. Chez eux mon estomac ne criait pas famine. Quantité et qualité étaient les deux « mamelles » de leur excellente table. Ce régime honteux, en comparaison de celui que j’avais subi à Paris et encore pire par rapport aux déportés, n’avait d’excuse que la méconnaissance de l’ignoble drame qui se déroulait dans les camps de concentration. Chaque mois je prenais du poids au point d’avoir été malade sitôt revenu à Paris. Diagnostic du professeur Cref : « vous avez trop mangé pendant la guerre ! ».

À suivre
Un jour, je labourais un morceau de terre chez Subra ; un voisin me voyant travailler arrive vers moi, me salue et me demande si tout marche bien. La conversation s’engage et il m’explique comment, avec une charrue, il faut s’y prendre pour faire la première raie bien droite, au milieu du champ. « Tu vois, me dit-il, tu prends exactement le milieu du champ au départ et tu en fais autant de l’autre côté, que tu marques avec une branche assez haute ; ensuite, tu piques le soc de la charrue au milieu du départ et tu vises, par le centre du joug des vaches, la branche à l’autre bout du champ. Tu fais avancer les vaches, toujours en visant la branche à l’autre bout, que tu rejoins en traçant une raie bien droite. Aller vas-y ! » Et me voilà en route, pas très fier, en visant cette sacrée branche. Une fois arrivé, je regarde derrière moi en constatant que la raie était bien droite ! Je n’avais plus qu’à revenir, cette fois, la vache de gauche marchant dans la raie faite à l’aller et ainsi de suite en tournant en rond.
Il en a été de même lorsque je suis allé sulfater la vigne. Je n’y connaissais absolument rien. Encore le même voisin qui vient à mon secours en m’expliquant la technique. « Tu dois pulvériser les feuilles sans que ça coule ! Regarde, je vais te faire voir. » Il m’a fait voir et j’avais compris… Euréka !
Ce voisin, que j’ai bien connu par la suite, ainsi que sa femme, s’appelait M. Marquès. Quel brave homme. Un peu plus tard, mon ami René Padié, s’est marié avec sa fille Denise, avec qui nous sommes, Jacqueline et moi, toujours en rapport. Sur ses vieux jours, étant veuf, il vivait chez sa fille Denise, en portant sur lui une forme de dignité et de respect.
Je savais que le temps à passer chez les Subra était limité car je n’avais fait que remplacer temporairement Pierrot, un autre employé, parti aux Chantiers de Jeunesse. Ce dernier étant revenu, c’est avec un très grand regret que j’ai quitté cette admirable famille.
Me voilà revenu chez mon frère Pierre et comme à l’habituel, je bricolais de tous côtés pour faire passer ce mauvais moment. Un jour, étant allé ramasser les châtaignes chez les Païssot, j’ai fait la connaissance d’un de leur voisin, Paul Combal. Il devait partir plus tard aux Chantiers de Jeunesse, m’ayant proposé devenir travailler chez lui pendant l’époque où il serait absent. J’ai bien enregistré son offre, sans me douter de la chance qu’il m’offrait.
De retour à Nègrepelisse, avec René Padié, je m’occupais à toutes sortes de choses, où le beau-frère de mon frère Pierre, qui, pour passer comme cultivateur au yeux de l’administration, avait fait l’acquisition d’une ferme, (celle où habite actuellement Denise Foissac) tenue par un métayer espagnol nommé Toquéro, nous l’appelions Trocadéro. Triste individu chez qui tout être humain était un larbin. Il nous donnait à manger des lapins qui avaient eu le gros ventre et de la sanguette de poulet, frite à la poêle ! Côté travail, il était incapable d’entreprendre le moindre ouvrage et pour dormir, je n’avais qu’un vulgaire sommier dans un grenier plein de souris.
Quelques jours ont été suffisants et de là, je suis allé travailler chez un ancien gendarme, dont le nom a disparu de ma mémoire. J’étais assez bien chez eux, connaissant le travail à effectuer dans une ferme. Subitement est arrivé leur fils qui revenait des Chantiers de Jeunesse, un sale type qui ne jurait que par le Maréchal Pétain. Il ignorait que j’étais juif, il ne se gênait pas pour me conseiller d’aller travailler en Allemagne, que c’était le devoir de tout bon Français. Ses parents le supportaient mal, puis un matin, sont arrivés deux gendarmes faisant une visite de courtoisie à leur ancien collègue ! Après avoir pris notre petit déjeuner, me voici retourné à l’étable afin de terminer mon travail. Un « pandore » arrive derrière moi et me dit avec une certaine gêne : demain nous venons te réquisitionner pour le S.T.O.
C’est à croire qu’ils ignoraient que j’étais juif ou alors ils s’étaient arrangés pour trouver une combine afin que je reste en France, ce qui était très plausible. Sitôt la nouvelle annoncée, ce gendarme me dit que d’ici demain j’avais le temps de me débrouiller et que si je n’avais pas de solution, lui en avait une sous la main ! Mon esprit n’a fait qu’un tour, déjà je pensais à la proposition du voisin de chez Païssot. Tout arrive à point à qui sait attendre. Le temps de plier bagages, de sauter sur mon vélo et me voici parvenu dans un endroit inconnu. J’ignorais dans quelle famille je serais, mais n’ayant pas d’autre solution, il me fallait accepter avec une certaine appréhension. Cette crainte était tout à fait inutile.

Là, j’ai trouvé mon havre de paix.
Il faut en premier, situer la ferme dans laquelle je devais aller et quels étaient les gens chez qui j’allais vivre : la famille Combal.
Cette ferme était totalement isolée à 2 km de la route goudronnée, accessible uniquement par un chemin de traverse, sans électricité et sans eau courante. Seul un puits profond de 22 mètres donnait de l’eau très fraîche. Comme chauffage, une cheminée et pour les toilettes, l’étable. Les chambres, assez nombreuses et deux chiens en guise de signal d’alarme. Cette ferme se trouvait en cul de sac sur une petite route caillouteuse et implantée sur une hauteur, ce qui permettait de voir arriver quiconque. Des bois touffus juste sur l’arrière. Le palace quatre étoiles pour se mettre à l’abri des indiscrets et se cacher.
La famille se composait de la mère, Madame Juliette Combal, du père, en traitement à l’hôpital, du fils aîné Paul, aux Chantiers de Jeunesse et de trois autres filles Julia, Angèle et Paulette.
J’arrive donc en fin d’après-midi, à la nuit tombante, juste pour soigner veaux, vaches, bœufs, chèvres et moutons.  Et encore je n’avais pas vu la bergerie, ce qui devait m’arriver le lendemain. C’est alors que je constate tout le travail à faire ! Les vaches et les bœufs étaient dans un état épouvantable avec une croûte épaisse de fumier sur les fesses et des poux partout. La traite étant terminée, j’ai rejoint la salle commune pour me mettre à table, manger et se parler. Les présentations ont été vite faites, comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Le fils, Paul, avait déjà certainement parlé de moi et les Païssot aussi.
Grosse surprise le lendemain matin : Madame Combal qui me demande ce que nous devons faire aujourd’hui ? Tout de go, je lui réponds qu’il fallait sortir le fumier de l’étable et nettoyer le bétail de toute urgence. Toute la famille s’est mise à l’ouvrage et en 24 heures, l’étable était récurée et le bétail propre comme un sou neuf. Nous étions tous très heureux du résultat. Je n’avais pas ménagé ma peine, eux non plus, aussi le jour même, nous nous sommes tutoyés. Du coup, j’avais obtenu une certaine responsabilité et ils étaient tous heureux de me demander ce qu’il me ferait plaisir de manger.
Il m’est arrivé d’avoir été bien traité, mais cette fois, j’en étais gêné et ne savais que faire pour eux. Ce n’était pas le luxe, les moyens étaient très réduits mais le cœur de la maisonnée débordait de bonté. Pour les voisins, j’étais le petit cousin étudiant de Paris. À aucun moment, Madame Combal ne m’a posé la moindre question sur mon origine.

N’oublions pas la prudence.
Il me revient en mémoire une folle histoire qui n’a rien à voir avec la famille Combal mais datant de la même époque. Il s’agit d’une couronne dentaire qui s’était décollée. Me voici obligé d’aller à Montauban où j’ai trouvé un dentiste martiniquais qui a bien voulu me prendre de suite. Pas une question sur ma personne, ni d’où je venais. Il a très bien fait la réparation et je lui demande à combien se montent ses honoraires. C’est alors qu’il me répond : « Rien du tout » en me disant aussi de sortir par une petite porte arrière dans son cabinet. Que s’est-il passé ? Il avait certainement deviné qui j’étais. Jamais je n’ai revu ce dentiste plein de prévenance.
Revenons chez les Combal. En dehors de leur propre ferme, ils avaient en métayage, une autre ferme attenante à la leur et appartenant à un triste sire assez âgé, qui était le responsable de la milice à Monclar de Quercy. Son petit-fils, du même bord, était docteur, pratiquement dans le village. Il fallait avoir un certain culot pour se cacher chez un milicien ! J’ignorais cette situation avant de m’installer chez les Combal.
La situation générale devenant critique, j’ai fait comprendre au vieux bonhomme qu’il avait intérêt à se taire s’il ne voulait pas avoir des problèmes avec les résistants très implantés dans le secteur. Le lendemain, à titre d’avertissement, des maquisards lui ont confisqué son vélo. Le retour à Monclar devait faire 5 à 6 km à pieds ! Il ne s’en est pas vanté.
Revenons à la ferme chez les Combal, qui portait le nom de Lasborios, ce nom, certainement d’origine de la langue d’Oc, correspond à borios ou borie, la ferme. Il ne fallait pas attendre pour dégager la bergerie envahie par le fumier des moutons. Pendant deux jours nous en avons, à la pioche, évacué une couche d’environ 1m de hauteur, ce fumier qui dégageait une puissante odeur d’ammoniaque. Nous avons pleuré toutes les larmes de notre corps, surtout qu’il faisait une chaleur intolérable dans ce local, malgré l’hiver.
Chaque jour apportait ses occupations. Les vaches étaient propres, plus de poux, ayant été lavées avec une mixture de mon invention ! Vous prenez un grand chaudron plein d’eau et vous y faites bouillir, longuement, un gros paquet de jambes de tabac. Vous lavez les parties infestées des vaches, sans oublier la queue sur laquelle vous laissez un superbe pompon au bout. Un conseil, ne vous servez pas du même produit pour laver la tête de votre gamin.
J’aimais bien aller faire des coupes de bois, en général du chêne noir pour la cheminée et du châtaignier pour des piquets. Couper des arbres à la hache est un métier très pénible que j’ai appris avec des réfugiés espagnols. J’étais si tranquille dans les bois. Cette vie devenait vivable d’autant que la famille Combal était très agréable.

Quelle quiétude ici.
Ainsi passait le temps dans une tranquillité et une amitié qui se développait un peu plus chaque jour avec la famille Combal. Les jeunes étaient très gentilles avec moi. Elles m’ont tricoté un ou deux maillots et différentes autres choses. La plus jeune, Paulette, partait chaque matin à l’école en traversant prés, bois et ruisseau, souvent par temps de pluie, de brouillard et l’hiver avec la nuit au départ et au retour. Ce petit voyage représentait environ 3 bons kilomètres dans chaque sens et au retour, elle devait encore aller garder les vaches ou faire un autre travail. Je l’aidais à faire ses devoirs si besoin était.
Un jour, Madame Combal me demande de tuer un chevreau qui était à point. Après l’avoir accroché à une poutre, je l’ai saigné. C’est alors qu’il se mit à pleurer comme un enfant. Impossible d’en manger, mon estomac le refusa.
Julia et Angèle, plus âgées, travaillaient comme des adultes. Elles s’occupaient comme moi du bois, des labours et autres corvées de la ferme, jusqu’à la cuisine pour aider leur mère, Mme Combal, qui n’arrêtait pas de la journée. Le soir nous étions tous réunis près de la cheminée avec, pour tout éclairage, une lampe à pétrole et une bougie pour aller se coucher. Quelque fois nous allions faire une veillée chez des voisins et danser au son de mon harmonica, dont je jouais habituellement pour distraire ma solitude.
Le plus agréable était d’aller, le soir, chez les Païssot. Souvent je m’y rendais seul malgré un chemin plein d’embûches mais toujours accompagné par un fidèle chien. Ah, ces soirées où chaque histoire racontée près du feu devenait un plaisir immense, une joie de vivre, en patois. J’oubliais ma situation. À croire que ce genre de vie était mon lieu de naissance. J’avais le cœur au chaud, l’estomac digérant les châtaignes que nous avions mises à griller et je revenais tranquillement chez les Combal, toujours accompagné du chien loup de Païssot. Ce chien était merveilleux d’intelligence, il sentait de très loin, tous les dangers. Une fois arrivés, il se couchait devant la porte, me gardait pour ne repartir chez lui que le matin, lorsque j’étais levé. Comment ne pas caresser un tel animal ? Je déchargeais mon surplus d’affection sur sa tête, je crois qu’il me comprenait.
L’hiver s’épuisait, nous aussi avec les labours de printemps. La forêt devenait verte, d’un vert rassurant qui me cachait des yeux indiscrets, vu l’épaisseur de son feuillage. Il fallait rester sans cesse en état de prudence.
C’est alors que le fils Paul Combal est arrivé des Chantiers de Jeunesse en permission. Immédiatement nous sommes devenus  bons amis, puis comme deux frères. Chacun avait son savoir. Il apportait un courage exemplaire, une gentillesse peu commune, un métier de cultivateur complet. De mon côté, mes conseils pour réparer ceci ou cela lui étaient très utiles. Comme tous les hommes forts il respirait le calme et disait vous à sa mère. Enfin, sa permission terminée, je lui conseillais de ne pas retourner aux Chantiers de Jeunesse. Il ne me répondit pas ! Après avoir fait ses adieux chez lui et aux voisins, il est allé faire tamponner son ordre de permission à la gendarmerie de Monclar de Quercy. Cela se passait en début d’après-midi. J’étais désespéré pour lui et ses parents.

À suivre
Ô surprise, qui vois-je arriver à la nuit tombante ? Mon cher Paul, clamant un grand bonsoir et demandant si la soupe était trempée !! « J’ai faim » dit-il, il posa, sans autre forme de discours, son derrière sur sa chaise.
Je lui demande alors ce qui se passe, croyant peut-être qu’il avait obtenu une rallonge de permission ! Non, ce n’était pas ça ! Monsieur avait tout simplement brouillé les cartes, laissant croire à ceux qu’il avait rencontrés qu’il repartait aux Chantiers de Jeunesse en se laissant traiter d’imbécile par eux.
« Non, me dit-il posément, je reste avec toi et, s’il le faut, nous construirons une cabane dans les bois ». Ce que nous avons fait par la suite. Personne ne devait savoir qu’il était revenu, sauf chez Païssot. Là, il n’existait aucun danger. Quel bonheur pour moi d’avoir mon ami, mon copain, journellement à mes côtés. Il n’était pas question que je quitte les Combal. J’ai cru deviner que ma présence lui était indispensable, tant sur le plan du travail que sur le plan de l’amitié. Ainsi, c’est à deux que nous avons attaqué le travail dans les champs, au point de ressembler à ses deux sœurs Julia et Angèle, car sitôt les beaux jours arrivés, nous portions chacun une robe et un grand chapeau. Impossible de nous reconnaître à 50 mètres. Ce déguisement s’est révélé efficace le jour où mon frère Pierre et son beau-frère Henri sont venus nous voir. Ils ne nous ont reconnus qu’à 3 ou 4 mètres. Aucune importance si Mme Combal venait travailler avec nous, ça faisait 3 femmes ou 5 si Julia et Angèle venaient aussi.
Ainsi la propriété était bien entretenue. Paul et moi allions souvent chez les Païssot passer un moment dans la soirée, puis, sans rien dire, nous dormions dans le grenier à foin où deux couvertures étaient cachées.
À un moment, nous nous sommes mis à fabriquer des paniers en osier. Pour obtenir la quantité de matière première nécessaire, nous n’avions d’autre solution que d’aller couper, la nuit, ceux des autres fermiers ! Les chiens n’aboyaient pas, ils nous connaissaient et c’est ainsi que nous avons passé une semaine dans le  grenier de l’église de St-Blaise que le curé avait mis à notre disposition. À tour de rôle, la famille Combal nous apportait de quoi manger très copieusement. C’est ainsi que nous avons fabriqué un grand nombre de paniers de toutes sortes.
À cette époque la région était infestée d’allemands et de miliciens. Il était urgent et surtout prudent de nous construire un abri très camouflé. À nous deux, en un rien de temps, la cabane était terminée dans un endroit incroyable à repérer. Seule Julia connaissait l’endroit que beaucoup ont cherché mais qu’ils n’ont jamais trouvé. C’était d’un confort très rustique, avec un sommier, un matelas et sur le dessus une toiture bien étanche ainsi que les murs. Il faut dire qu’à notre âge nous aurions pu dormir sur des pavés. Pour la toilette, un ruisseau abondant nous fournissait de quoi faire nos ablutions journalières.

Nous étions au paradis !! 
La situation devenait critique. Monsieur Delorme (Wildenger) venait d’être fait prisonnier par les Allemands et le maquis de la Grésigne délogé par les miliciens et les Allemands. Chaque jour, les maquisards passaient dans notre secteur. Souvent, ils étaient perdus sans savoir où aller, nous leur indiquions les routes à prendre et surtout celles à éviter. Dans cet afflux, il y avait quelques individus douteux, dont un que nous avions hébergé dans la ferme et qui s’est vanté de savoir où se trouvait le dépôt d’armes du maquis de la Grésigne, et que ce renseignement pouvait lui rapporter gros ! Le lendemain, sous le prétexte d’aller voir sa mère, il a pris le car pour Montauban. Nous avions prévenu un responsable. Étant suivi par deux inconnus sans le savoir, une fois arrivé il s’est dirigé directement vers le siège de la milice. Son parcours s’est terminé en passant par dessus le parapet du pont au-dessus du Tarn… Amen…
Comme en toute la France, à cette époque, la vie était remplie d’événements de ce genre. En ce qui nous concernait, Paul et moi, nous étions toujours locataires de notre refuge très tranquille. Sauf la fois où nous nous sommes trouvés nez à nez avec un jeune voisin de Paul qui ignorait notre présence. Immédiatement je l’ai prévenu que son intérêt était de se taire et de ne rien dire, même à ses parents, dont nous connaissions le bien pendu de la langue. Il a juré de ne rien dévoiler. Afin d’être encore plus prudents, il nous arrivait de travailler la nuit dans les champs, même de moissonner avec Julia, Angèle et leur mère. Quelle vie !
Un matin nous apprenions le débarquement. Les miliciens, les Allemands devenaient féroces. Chaque jour apportait son flot de nouvelles plus cruelles les unes que les autres. Que d’exactions, que de crimes sans nom possible. Cette folie d’exécutions par pendaison et les dénonciations qui s’accumulaient à tort ou à raison. C’était la grande folie, les prémices de la liberté que tous attendaient, l’espoir de ne plus avoir d’étoile à porter sur sa poitrine. Beaucoup priaient en espérant voir une mère, un père, un enfant ou toute une famille entière revenir de ces camps dont on ignorait l’atrocité.
Par la lorgnette de l’espoir, je pensais retrouver mes parents. Rien n’était terminé pour pouvoir respirer librement. Des groupes de maquisards se formaient et, à Monclar de Quercy, ce fut identique. Sans trop savoir comment, Paul et moi, nous nous sommes retrouvés dans un groupe, pseudo militaire, arme à la bretelle, prêts au coup de feu, lui comme cuisinier et moi, moniteur d’éducation physique. Cette nomination imposait un grade ! Me voilà donc Sergent chef de groupe. Et en avant pour le casse pipe.
À cette époque, les gradés arrivaient de partout. Avec du culot, j’aurais été capitaine ou colonel, qui sait ? Pour moi, la fin arrivait, mais j’étais triste. Pourquoi ?

Adieu veau, vache, cochon, couvée.
Nous étions environ une cinquantaine de résistants dans ce château. Traînant nos guêtres sans but précis. Paul s’occupant de la cuisine me passait souvent quelques bricoles à manger car, ce n’était pas la joie de ce côté-là.
Puis, sur ordre du capitaine, je me suis rendu à la caserne de Montauban pour être versé dans le 23ème Régiment d’Infanterie. Je n’ai pas signé d’engagement définitif voulant m’engager dans l’équipe spéciale des Pompiers de Paris, retirée à Antibes depuis le début de la guerre. Ayant l’intention de me garder  comme moniteur d’éducation physique (j’étais diplômé) j’ai obtenu, de la part du capitaine, cette autorisation moyennant ma présence pendant un mois, au camp de Caylus, pour entraîner les soldats engagés.
L’armée française était déjà du côté de Strasbourg, devant quelques difficultés,  mon départ pour Antibes fut annulé ; n’ayant pas signé de contrat d’engagement, j’étais donc libre à l’instant même. Alors, j’ai rejoint Nègrepelisse d’où mon frère Pierre était déjà remonté seul à Paris, en vélo.
Tout le monde était heureux de cette libération. Ayant revu ma belle-sœur Loulou et ses enfants, les familles Subra et Padié, me voilà reparti vers Monclar de Quercy. Embrassades de tous côtés, j’avais retrouvé les deux autres familles Païssot et Combal. Quelle joie de se retrouver sains et saufs.
Bonheur éphémère ! Quelques jours avec eux pour remettre mes idées en place, les aider encore à des travaux urgents, me voilà avec le désir fou de retourner à Paris pour revoir enfin mes parents.
Ce voyage en train fut très pénible !  Pas de place assise, sans cesse des arrêts. Le pire arriva à Orléans, lorsque nous avons dû traverser la Loire en bateau et reprendre le train sur l’autre rive. Tout était en ruines. C’est là que j’ai pu voir les premiers grands dégâts de cette ignoble guerre. Chaque mur avait son ou ses trous d’obus, plus de toiture, tout était incendié. Un décor dantesque.
J’avais vu de près les quinze pendus sur la grande place de Montauban, un spectacle horrible, ignoble par sa cruauté. Oh, ces corps pendus en plein soleil sous un ciel de plomb. Spectacle insupportable pour nous, jeunes soldats présentant les armes en écoutant la sonnerie aux  morts.

Enfin Paris !
Complètement écroulé après ce voyage épuisant et cette vision des bombardements que nous ignorions. Je n’ai pas participé à la guerre et les résultats, du peu que j’ai vu, m’ont révolté.
Que me réservait ce retour ?
PRENDRE MES PARENTS DANS MES BRAS ET LES EMBRASSER LES LARMES AUX YEUX.

Épilogue
J’ai retrouvé mes parents enfin tranquillisés à mon sujet. Le bonheur régnait dans la maison. Eux aussi avaient été protégés par des amis dont Monsieur Geslain, des voisins chez qui ils passaient la nuit quelquefois, ainsi qu’un responsable du commissariat de police de Boulogne-Billancourt qui les prévenait en cas de rafle prévue.
Le cours de l’existence devait reprendre. Nous allions nous coucher le soir sans aucune crainte. Mes parents étaient spoliés, amoindris, ayant vécu dans une crainte perpétuelle pour eux, pour nous, leurs enfants. Cela ne peut s’oublier d’un jour à l’autre. Nous pensions à ceux qui avaient été déportés sans connaître exactement le drame qu’ils avaient vécu. Aucune personne n’a été déportée dans notre famille. Situation assez rare. Seul mon frère Robert était prisonnier, revenu courant 1945.
J’ai tout raconté à mes parents de mon séjour dans le Tarn-et-Garonne, ceux-ci me chargeant de les remercier mille fois pour leur bonté, leur humanité et pour leur soutien malgré les risques encourus.
Aujourd’hui en 2006, soit près de 65 ans après, je conserve toujours le contact avec les enfants de ces gens-là. Chez les Combal, j’ai connu 6 générations, et 5 chez les Païssot. Chaque année je venais leur rendre visite, mais beaucoup sont mort entre temps tels que :

Emma Padié, François Padié, les deux fils Aimé et René. Les Subra et leur fille Mme Laguille, Mémée Païssot, Pépinasse, Madame Combal, sa fille Angèle, Paul Combal pour qui je conserve une pensée spéciale ayant assisté à ses obsèques, Mr Paul Barrier, l’auteur de ma fuite vers cet inconnu, et Mr Monachon.

Me voilà rendu à 84 ans vers le terme d’une existence bien remplie et ne voulant oublier ceux  qui, en partie, sont les artisans de cette belle aventure, je me devais de leur rendre cet hommage.
Par ailleurs, je tiens à confirmer la véracité de tous les faits relatés dans ce recueil écrit suivant mûres réflexions dans mes souvenirs et preuves à l’appui.


Villard de Lans, le 14 avril 2006

Charles Kievitch